Thelma, le rêve d'une autre école

Thelma mesure un peu plus d’un mètre cinquante, elle est habillée façon hippy avec des vêtements de couleurs bariolées, ses longs cheveux blonds cachent son visage. Thelma est toujours dans la rue devant le lycée, assise sur le trottoir avec ses camarades, ils partagent une cigarette ou un joint. Thelma est souvent en retard en cours après la récréation de 10 heures, il m’arrive de la réprimander, j’essaie de lui parler mais les premiers échanges restent infructueux. Thelma se sent « si différente », sa 1re S a été pour elle une souffrance, son premier trimestre de terminale l’est encore plus. Elle se sent débordée, pourtant elle aime les mathématiques, elle ne réussissait pas trop mal l’an passé. Le retard s’accumule dans toutes les disciplines, Thelma perd chaque jour le goût de venir en classe, elle « n’a pas d’amis », elle n’a pas cherché à s’en faire non plus, elle se sent « si différente ». Les résultats du premier conseil de classe témoignent de son décrochage cognitif, les professeurs sont inquiets. Je la reçois, je lui conseille de prendre quelques jours de repos, je sens chez elle une forme de burn-out.

La reprise a été difficile, les absences s’accumulent, le lien avec l’École devient de plus en plus distant. Sa professeure de philosophie m’alerte, nous convenons qu’il faut tout mettre en œuvre pour la raccrocher, qu’il faut lui parler dans un cadre non scolaire, la terrasse de la brasserie d’en face fera l’affaire, il fait beau, c’est la fin du mois de mars. Thelma refuse la proposition d’un emploi du temps aménagé, elle accepte, mais sans conviction, le tutorat que lui propose son enseignante de philo. Elle est persuadée qu’elle peut travailler seule, qu’elle en a les capacités, sa grand-mère lui paiera quelques cours de math à domicile, c’est la seule solution possible. Le temps économisé pour faire chaque jour les trajets aller-retour entre son domicile et le lycée pourra être réinvesti dans les apprentissages. Selon nous cette stratégie est très risquée, elle est même promise à l’échec, car un cours ne se remplace pas facilement par un support, par des notes, ce serait trop simple ! En cessant d’aller en cours, l’élève se prive de la dynamique de groupe et des encouragements des enseignants. Mais Thelma a décidé d’être « mieux », c’est sa priorité, cela implique de ne plus fréquenter le lycée, lieu d’indifférence et de souffrance.

Je convoque la mère de Thelma pour lui exprimer mon inquiétude et celle de l’équipe pédagogique, mais mes deux interlocutrices campent sur leurs positions, leur stratégie est « la meilleure », affirment-elles à l’unisson, et « l’École n’est pas adaptée » ni à la personnalité de Thelma ni à son envie d’apprendre autrement. Je réitère ma proposition d’emploi du temps aménagé et de tutorat, en vain.

Trois mois plus tard, le 10 juillet exactement, je reçois un e-mail, Thelma est furieuse, elle est éliminée du bac dès le premier tour, elle pensait pourtant décrocher l’oral. Je lui réponds de façon ferme : « Nous vous avions prévenu, votre décision était une impasse et vous conduisait vers ce résultat. » Je n’avais pas ménagé mes efforts, j’avais cherché avec l’accord des enseignants une solution « acceptable » mais Thelma, convaincue que l’École est une bureaucratie impitoyable programmée pour broyer les individualités, avait décidé que l’École ne pouvait pas répondre à sa demande.

Je ne pouvais pas partager le fond de ma pensée avec Thelma, la loyauté l’exige et puis Thelma a aussi sa part de responsabilité. Au fond de moi, j’ai pleinement conscience que l’École ne sait pas être plurielle et offrir aux élèves différents des conditions d’apprentissage différentes. Je rêve d’un micro-lycée dans le lycée pour travailler autrement avec les élèves « capables mais pas scolaires ». Mais, la bureaucratie et le statut des professeurs freinent toute innovation, pourtant je connais des enseignants qui seraient prêts à travailler autrement avec des missions et un emploi du temps annualisé. Toute tentative de différenciation des conditions d’exercice semble impossible, elle serait ressentie par les syndicats enseignants comme une véritable agression et une concession insupportable « au projet néolibéral de dérégulation, de division des professeurs et de destruction des identités professionnelles ».

Thelma a décroché et ne bouclera peut-être jamais ses études. Elle rêve de voyage, elle rêve de partir rejoindre ses grands-parents en Espagne, elle rêve de soleil, elle rêve d’un monde qui lui fera une place et d’une École qui lui donnera sa chance, Thelma se sent « si différente » !

Extrait de "Les lycéens, portraits et expériences"

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